VOYAGE À BORD D'UN VAISSEAU PSYCHOPOMPE

par Cindy Rabouan

Quelle aubaine à la suite de ces temps de confinements et de couvre-feux que de pouvoir s'évader au Japon le temps d'une journée grâce à la magie du cinématographe. Aux commandes du navire, deux voyageurs : l'un est suédois - photographe ayant posé ses bagages sur l'île nippone voilà plus de trente ans, l'autre est américain et doctorant en art. Par leur entremise, nous voilà introduit dans le Saint des Saints d'une société japonaise réputée secrète et impénétrable – la famille. Dans quel état d'esprit et par quelles méthodes Anders Edström et Curtis W. Winter ont-ils réalisé ce travail de collectage dans la vallée de Shiotani ? Comment Tayoko est-elle devenue cette héroïne de cinéma, muse filmée dans un clair-obscur méditatif ou dans la lumière crue des travaux et des jours ?

Là se trouve la singularité de ce film au format « also big than life » oscillant au fil des saisons, des jours et des nuits, entre le dedans et le dehors, uchi et soto, battant le métal de l'ordinaire des jours pour en faire une œuvre d'alchimiste, faisant écho à quelques millénaires près et dans sa version shintoïste au Grand Oeuvre panthéiste « Les travaux et les jours » du poète Hésiode ? Par quels gestes propitiatoires ont-ils inspiré les faveurs des Dieux du cinéma pour que ceux-ci leur remettent les clés du royaume avec ce film-ondin « The Works and Days (of Tayoko Shiojiri in the Shiotani Basin) »? Voyage à bord d'un vaisseau psychopompe...

De quel côté de la vie ou de la mort sommes-nous, chers spectateurs ? Ce pourrait être la première question certes un brin narquoise que nous pose le film, à sa manière, c'est-à-dire solennellement et malicieusement. Que le film console les esprits joyeux comme les chagrins, « on a tous été anesthésiés, donc on est tous déjà morts une fois. » Une phrase comme celle-ci, captée dans la superbe de sa vérité empirique - les mystères d'une soirée animée où une poignée d'êtres humains réunis autour d'un verre s'adonnent à des considérations autant inspirées qu'avinées, donne le ton. Voici la manière dont nous sommes conviés à entrer dans ce film, écran noir et propos hauts en couleur - qui retiennent toute notre attention, tandis qu'à l'écran, l'image se laisse désirer pendant quelques minutes avant de dévoiler un intérieur nuit typiquement japonais. Première gageure...

En 1993, l'année même où Anders Edström commençait son approche dans la vallée de Shiotani, un certain Georges Dussaud photographiait la vallée du Douro avec ses « Paysages sublimes et rudes pour le travail des hommes » donnant à voir le Portugal profond, simple et rustique des habitants de petits villages du nord du pays, les vendanges, la cueillette des châtaignes, les us et coutumes populaires.

Plus tôt, dans la première moitié des années 70, l'aristocrate en mal d'essentiel Madeleine de Sinéty, à la faveur d'une sortie de route toute tracée, se retrouva précisément à l'endroit dont elle rêvait depuis la tour du château, la cour d'une ferme au cœur d'un village rural breton où elle balada son boîtier argentique, nouant une relation tellement forte avec les habitants que le maire, pris de mélancolie, la rappela des années plus tard pour qu'elle vienne photographier ce monde sur le point de disparaître avec la mort de ses aînés. Comment ne pas songer également à Georges Rouquier et son dyptique « Farrebique » / « Biquefarre » ou encore à Raymond Depardon filmant au long des décennies sa ferme du Garet ? Le médium est le message (…) ; il faut croire en une mélancolie liée au sentiment de perte inexorable qui préside à l'origine de tout geste photographique, cette inquiétude fondamentale qui constitue le cœur fantôme du film « The Works and Days », le traversant telle une rivière souterraine. Anders Edström s'en est emparé, réitérant en le faisant sien le geste de combien d'autres photographes qui, en leur temps, là où il se trouvaient, ont braqué leur caméra sur des communautés rurales isolées ?

Déclencher, révéler, fixer la trace : la grammaire photographique en somme. Mais qu'est-ce qui fascine tant et arrête ainsi le voyageur chez les travailleurs de la terre ? En empruntant à Hésiode le titre « Les Travaux et les jours » soit le meilleur récit des origines pour les Grecs anciens, les réalisateurs ne se contentent pas d'ancrer l'esprit de leur œuvre dans la chanson de geste des paysans qui s'écrit depuis la nuit des temps homériques par les aèdes et les poètes ; ils en reprennent la lettre, sans esbroufe, comme un élément aussi constitutif que la respiration elle-même. Mais à la lutte inégale entre les hommes et les dieux, les petites gens et les rois, inscrite dans le marbre d'une généalogie mythique par le poète antique, se substitue celle d'êtres humains face au cycle perpétuel des saisons, des jours et des nuits, aux règnes du végétal et du minéral pris dans le perpétuel écoulement de l'eau – miroir du temps infini dans la pensée japonaise, qui immerge la vallée de Shiotani comme le film lui-même. Seconde quadrature du cercle...

En toute fin du générique, les réalisateurs dédient leur film à Junji Shiojiri, le mari de Tayoko et personnage subliminal du film ainsi qu'à Ulla Edström, la mère du photographe et héroïne de leur précédent film « The Anchorage » qui était envisagé au départ comme un film un peu austère sur les lichens.Le sujet du film se trouva en chemin à la faveur d'une heureuse irruption du réel dans le projet du film. Parmi les vertus cinématographiques, comptons sur la disponibilité de ceux qui se trouvent derrière la caméra pour en augmenter la puissance du médium.

En 1982, Wim Wenders écrivait dans un article non funéraire encore, intitulé « Made in USA », paru dans Les Cahiers du cinéma : « J'ai toujours vu mes films comme la recherche de quelque chose qui pourrait arriver. Pas au sens de l'improvisation mais quelque chose que l'on trouve en cours de route, soit par les acteurs, soit dans le paysage, n'importe quoi... C'est ce qui me paraît le plus important au cinéma : le droit des choses à se faire remarquer. » « The Works and Days » se taille une entrée émérite dans l'histoire du cinéma; il en réalise de nouvelles potentialités audio-visuelles dont le travail de montage, après un processus de création pluriel, dresse le manifeste au long de ses huit heures trente huit. Mais là ne repose pas son seul mérite. Cette fois, c'est Tayoko, la belle-mère du photographe qui devient à son tour le personnage principal, créditée comme co-scénariste d'un film de fiction reprenant les motifs de sa propre vie.

Ouvrons donc ce singulier album de famille, ce récit généalogique reprenant le geste à la façon d'Hésiode ; observons-en le tissage, la trame, les motifs, les marges et les coutures, et comment il passe du microcosme au macrocosme en un raccord de plan ; réalisant le pari fou de concilier une manière toute occidentale de faire du cinéma, art du récit, avec une sensibilité japonaise inextricablement mêlée aux sens, à la pré-science de l'étendue et d'une nature surpuissante.

« C'est le mouvement général qui fait le seul lien de ces sentences qu'aucune particule ne rattache le plus souvent l'une à l'autre. Lorsqu'on saisit ce mouvement, on reconnaît que la plupart de ces maximes forment des groupes et qu'il y a même un certain ordre dans la façon dont se succèdent ces groupes. »

Paul Mazon en préface de sa traduction de « Les Travaux et les jours » d'Hésiode (Ed. Les Belles Lettres)

Le film se découpe en cinq chapitres scandés par cinq haïkus qui, sont, hormis celui de Gaki ouvrant la seconde partie, extraits d'un recueil de poème de mort japonais, « Japanese Death Poems » compilant parmi les plus beaux « jisei », ces poèmes d'adieu à la vie. « The Works and the Days » est en quelque sorte une antichambre, un passage vers l'outre-monde pour l'un, une prière pour l'autre, un lieu paradoxal dans lequel, comme dans un film de Lubistch, on entre et on sort, quitte à rester aux portes... ces portes coulissantes typiquement japonaises qu'Anders Edström filme avec insistance même lorsque la conversation continue hors-champ. Pudeur et impudeur de l'acte de filmer, a fortiori, une famille japonaise.

Là-bas, savoir rester à sa place relève du plus basique et impératif savoir-être qui soit et c'est aussi une idée de mise en scène que de jouer de cette dualité du dedans et du dehors rejoignant les notions d'uchi et soto, ce concept totalement japonais établissant une frontière nette entre l'espace extérieur, compris comme la face publique et l'espace intérieur, intime, familial, clanique. Comme chez Hésiode, nous retrouvons l'opposition entre l'espace du foyer, clos et fixe et l'espace pastoral, ouvert et mobile. Le resserrement autour de ce point géographique qu'est le bassin de Shiotani, niché au pied d'une montagne est inversement proportionnel à la vision panoramique que les prises de vue et les choix de montage proposent à coups de myriades de plans et de sons de l'environnement proche de la ferme de Junji et Tayoko Shiojri. Comme chez Hésiode encore, l'amplitude de vue et ici, la durée.

Nous sommes face à un film qui prend le temps de s'éveiller avec le jour, dans la plénitude sonore et visuelle de ce moment sacré, doux comme un demi sommeil, puissant comme une méditation de pleine conscience ; comme si les réalisateurs après avoir arpenté les lieux tant et tant nous donnait à voir la vallée de Shiotani comme un personnage en soi, un grand organisme dont ils sentiraient le souffle, la vibration invisible et puis, à l'intérieur, filmés à leur tour selon la focale appropriée : les êtres humains, ceux qui sont nés et mourront en ces lieux et ceux déjà trépassés dont le film capte la présence subliminale par un doux procédé de ré-apparition, étrange reconstitution parcellaire dont il ne s'agit pas ici d'éventer l'effet mais d'interroger le potentiel, en miroir à nos cultures respectives en matière de fantômes et de revenants.

La maison de Junji et Tayoko est un lieu de passage, une maison où l'on reçoit la famille, le cercle proche, d'où l'on observe la route depuis la fenêtre, où les voisins rendent visite et apportent quelques légumes ; beaucoup d'anciens, les têtes grises de la génération d'après-guerre. Et c'est peut-être pourquoi le film commence par une nuit d'hiver ; non pas au crépuscule des dieux mais de celui d'une génération de japonais dont le film consacre l'existence comme un témoignage de leur valeur. C'est la « race » des gens de la terre, des travailleurs, de ceux qui, avec abnégation, n'ont pas ménagé leurs peines pour assurer leur subsistance.

En cela, la durée du film, son ampleur donnent d'autant plus de distinctions à ces gens estimables, épaississant au long des heures la connaissance de leurs mœurs, dans la pleine lumière - celle des heures du jour et du labeur, comme dans l'opacité de leur nuit - celle des moments clés de l'existence à l'heure des regrets, des tentatives d'amendements, de l'irrémédiable vieillesse et de la mort qui s'invite toujours trop tôt. Ligne de temps, ligne de vie emmêlées. Mais là encore, le film surprend. Le fatum de l'horizontalité ne dit pas tout : le destin, le sens du récit seraient encore trop une manière occidentale de voir quand le film semble chercher quelque chose d'immatériel, au-delà et en deçà de l'évidence, depuis la vie ou bien à travers la mort elle-même, se saisir encore d'un morceau d'infinité, l'infra-monde à portée de chacun, à condition de s'en saisir, de s'en faire le médiateur. Ainsi va Tayoko à travers ce miroir-cinéma, cette toile dans laquelle elle se prend elle-même à son tour.

L'objet photographique est, hormis dans l'image filmique elle-même, matérialisé à certains endroits du récit, durant la première partie notamment : l'album précédent du photographe est ouvert et les pages feuilletées en gros plan ; plus loin les protagonistes s'amusent au cours d'un repas animé de ce qu'Hiroharu n'a pas changé de vêtements depuis vingt ans. C'est qu'ils connaissent tous le travail du photographe et ont même l'habitude d'être ses modèles. Et il en fallu du temps, des années de collectage et d'enregistrement, pour pénétrer cette communauté, s'y faire une place et se fondre dans le décor. Peut-être est-ce la raison d'une telle économie filmique ? Une œuvre-fleuve qui emporte avec elle les alluvions d'un travail au long cours donnant un peu plus d'épaisseur par sa durée à un film fait de strates comme déposés. Comment raconter ce qui met des millénaires, des siècles, des décennies pour se sédimenter, métaphore géologique pour dire ce qui forme une société, une culture, une famille, un individu, strate après strate ?

Nuit et jour, le film déroule, le temps s'enroule selon un apparent coda naturaliste, la vallée et la maison s'éveillent ensemble. Les femmes les premières levées s'activent ; le soleil est déjà haut lorsque Tayoko revient du champ ou s'affaire dans la maison tandis qu'Hiroharu fume sa première cigarette sur le perron. La plénitude de ces instants est aussi authentique que sa banalité : un bus passe, les oiseaux composent, la radio égrène le flash d'information, les ombres se déplacent au gré de la journée, ainsi le fil des saisons s'égrène selon un vieil almanach déroulant une liste d'activités comme réglées depuis la nuit des temps. Au règne diurne préside l'ordre du monde – le récit des valeurs, les célébrations cultuelles et culturelles, et surtout appartiennent les tâches variées de l'agriculture : le temps des semailles, du mûrissement et de la récolte du riz, celui de la cueillette des pousses de bambou, des fruits du verger, de l'arrachage des mauvaises herbes, de la taille des érables, de l'entretien de la châtaigneraie, du potager et des abords ouvragés de la maison tandis qu'à l'intérieur, Tayoko s'adonne à un ballet domestique journalier.

La vallée sempiternelle... Au règne de la nuit : le cri régulier d'oiseaux nocturnes, le temps des confessions, de l'intimité, du désordre de la table. Quelques lueurs dans la nuit. Des arbres qui posent comme des gardiens solennels. Des végétaux comme autant de références au Chaos mythique, un état originel du monde. Morcellement du temps et de l'espace. Toucher soyeux de la lumière. Une plasticité faite de contraste, d'écarts, de jeux d'échelles et d'ajustements constants. Contradiction du son et de l'image mettant en demeure le spectateur d'ajuster sa vision ou de lâcher prise. Il y a là une belle matière pour sortir de la zone de confort orchestré jusqu'à plus soif par l'industrie des arts visuels.

Enchâssés entre les séquences, des plans fixes sur la buanderie, le linge qui sèche, un cintre suspendu. Là, dans le couloir, un rideau qui s'envole avec la brise tandis que Tayoko regarde par la fenêtre, pensive... Personnage littéralement conducteur du film, au sens électrique comme au sens narratif - elle se fait récitante à la manière du benshi, cet art japonais de raconter le film en cours de projection, c'est par elle que nous entrons dans le secret de la maisonnée:  à travers les lectures ponctuelles de son journal intime qu'elle égrène en voix-off sur fond de plan fixe, laissant ainsi l'oreille libre de filer l'écoute. C'est par sa voix que nous entendons les noms des proches, que se dessinent la carte et le territoire des lieux qu'elle fréquente, que se listent les tâches accomplies, que se dévoilent au gré des hauts et des bas l'état de santé de son mari et son propre sentiment d'être. Faut-il voir en elle une descendante de Mnémosyne, déesse de la Mémoire - fille du ciel et de la terre qui aurait inventé les mots et le langage, rendant possible la parole telle qu'elle fut inscrite par Hésiode dans sa théogonie ?

Il y a un orage dans le cœur de Tayoko, qui doit trouver un exutoire, retourner à la terre avant de s'apaiser. Clin d'œil à l'éternelle figure féminine de Pandore, les confessions de Tayoko ainsi que les séquences rejouées avec la silhouette de Junji disent les regrets, les actes manqués et le vœu secret et profond d'amender le réel...

Nous sommes sur terre, sur la planète des hommes, cette « vallée de larmes », dans un monde ambigu, un univers du mélange. Parfois, un débordement d'images totémiques – haïkus visuels, à travers ô combien de plans d'arbres filmés comme « les géants de la montagne » dont Tayoko professe qu'ils sont en train de parler ? Ici, des artefacts jonchant le sol, des plans évidés, un regard perdu dans une pensée, l'angle d'un toit, une ombre étrange sur une paroi, un reflet dans une fenêtre, un objet sous scellé, une personne sur fond neutre. Là, un bosquet, le flanc de la montagne, l'horizon clos de la vallée... Des blocs d'images comme autant de nuées d'oiseaux qui volent selon une chorégraphie folle formant figures. Des lignes de fuite, des plans furtifs sans qu'il y ait ni tout à fait présence ni tout à fait absence de suite narrative immédiate en première vision. C'est qu'il faut prêter attention à l'image et à ses points de coupes pour sentir tout à la fois le poids du monde, de la finitude de l'existence humaine et par contraste, la présence antédiluvienne des éléments perceptibles comme un chœur antique et animiste au sein du petit théâtre de Tayoko Shiojiri.

Mais c'est le labeur qui est ici raconté dans sa routine, sa nécessité, ses principes, ses gestes, auquel succèdent le temps du repos, des repas partagés (on aime faire bonne chère dans cette maison) car si le travail est rude, il faut bien que les hommes s'entraident, fassent société, se reposent et s'amusent (les nombreuses soirées arrosées autour du kotatsu ou à la belle saison sur le perron de la maison), que les langues se délient, que les corps se détendent (le sommeil, le bain) et que la mémoire des vivants perpétue celle des morts(le film accompagne à de nombreuses reprises Tayoko et son cercle proche au cimetière puis dans la dernière partie, le décès de Junji, la cérémonie religieuse et l'autel domestique). La société japonaise, riche de fêtes et de cultes, compte parmi le plus de jours fériés ; chaque saison est rythmée par les célébrations des cycles de la nature et de la vie en société : l'hiver (la fête du riz), le printemps (les cerisiers en fleur), l'été (l'Obon, l'hommage aux défunts)... Certes, les japonais des villes s'adonnent encore à un exode massif vers les terres de leurs origines chaque été mais beaucoup de traditions semblent s'éteindre. Si les anciens évoquent la nécessité de ces dernières à de nombreuses reprises, d'autres confessent lors de séquences très émouvantes combien ont été difficiles les moments d'opposition avec leurs parents lorsqu'à l'âge adulte il a fallu se déterminer socialement.

C'est Hiroharu en larmes qui le premier narre comment il alla à l'encontre de la route toute tracée pour lui par son père ; c'est Tayoko renonçant à une carrière de pianiste pour ne pas voir disparaître sur les visages heureux de ses parents leurs sourires de contentement de voir la maison propre, le bain prêt, le repas servi, son amertume et sa jalousie quand son frère a pu faire son choix librement. Au Japon, a fortiori pour le sexe féminin, l'individualité est un concept étranger qui n'existera réellement peut-être que pour les générations suivantes. Si l'on excepte la petite-fille qui apprécie outre « l'odeur du frigo de cette maison », venir en toute saison rendre visite à ses grands-parents, donner quelques coups de mains à Tayoko, accompagner son grand-père à la pêche ou encore participer au nettoyage des tombes, la jeunesse semble peu présente dans la société rurale. Il y a comme une faille générationnelle, un épuisement, une fin de transmission dont témoigne l'âge moyen des participants à la réunion de la coopérative agricole, la disparition du club d'aînés faute de renouvellement ou les considérations dont rendent compte à de nombreuses reprises les protagonistes du film. Ainsi Tayoko évoque les habitudes perdues du Nouvel An ; plus loin, c'est le calligraphe qui s'épuise tant qu'il le peut à entretenir les arbres de la montagne menacée d'érosion ; ce sont ces anciens qui perpétuent l'esprit de solidarité de la paysannerie à travers les cueillettes rituelles. Tous ces motifs sont à l'œuvre comme autant de réitérations de cette idée qu'au fil du temps, la société - et les individus qui la soutenaient, s'abîme et déchoit d'elle-même par une lente et inéluctable érosion.

Ce sentiment mélancolique s'incarne dans la silhouette chétive de Junji dont la perte de moyens et conséquemment de savoir-faire se fait sentir lorsque la caméra hante la scierie près de la maison, et dans certains gros plans sur des objets renvoyant à un hors-champ du film, celui de la vie d'avant, de son vivant. Il faut profiter de la vie car « la mort peut vous cueillir en plein travail ; ça fait peur » se disent comme à eux-mêmes les agriculteurs lors de la réunion de la coopérative à propos d'une morsure de vipère. Que faire au soir de sa vie quand la forme s'amoindrit ? Ainsi, Tayoko rapporte dans son journal avoir revu « Voyage à Tokyo » d'Ozu qui passait à la télévision et s'être dit en le regardant « qu'il était triste de vieillir, à quelle que période que ce soit. Au bout du compte, seuls nos propres sentiments restent et sont importants. Mais le cœur devient craintif. Et les corps s'épuisent, on n'y peut rien. »

Plus loin, au cours d'une discussion nocturne, Hiroharu se dit qu'il aimerait relire les livres qu'il a aimés, par exemple « Un certain journal écrit à Okura » de Seicho Matsmumoto ou encore ceux de Mori Ogai, cet auteur japonais d'obédience socialiste, auteur notamment de « L'intendant Sancho ». Comment ne pas songer à l'adaptation par le cinéaste Kenji Mizoguchi de cette nouvelle qui évoque la difficile condition paysanne dans le Japon féodal ? Il n'est pas exclu que l'œuvre de Mizoguchi hante elle aussi « The Works and the Days » tant l'on retrouve des motifs propres à sa manière : le cinéma comme un ensorcellement, à la lisière des mondes du visible et de l'invisible, où l'image est dépositaire d'une sacralité à travers une composition qui invite à la contemplation avec ses plans fixes à la durée millimétrée, aux cadres savamment étudiés, où chaque personnage charrie sa vie comme autant de récits enchâssés à l'intérieur d'une ample trame narrative, où l'homme est volontiers veul quand la femme endure sa condition avec abnégation, où enfin, reprenant les termes employés par Jean Douchet dans « L'art d'aimer », « le plan doit échapper au rôle de simple imagerie du scénario »...

Songeant de nouveau à Hésiode, il est loisible de lire en filigrane la situation historique du Japon. Là où le poète antique dénonçait le déclin fatal des races des guerriers et d'argent mues par l'orgueil (l'hubris), la société japonaise a dû endurer une période de déclin et semble encore hagarde d'avoir traversé le XXe siècle et son flot de tragédies et d'effondrements. Le passé guerrier du Japon est évoqué à travers le récit hallucinant du grand-père revenu d'Iwo-Jima raconté par Hiroharu lors d'une séquence particulièrement forte du film. Traité sur un mode tendu entre l'image - l'habitacle d'une voiture traversant une succession de tunnels, et le son - ambiance calme, sans paroles, d'allers et venues d'hirondelles et de bruits domestiques : ce sont les sous-titres de cet échange qui nous apprennent les circonstances inouïes par lesquelles l'aïeul, après avoir enduré la fièvre - qui l'épargna du retour au front d'une guerre perdue, revint sain et sauf de celle-ci - grâce à la fleur d'aubergine, et comment il pu ainsi rendre un hommage posthume à son père en faisant exhumer le corps de celui-ci, pour le voir assis dans sa tombe, intact, épargné par la souillure de la mort, comme si celui-ci l'attendait. Destin qualifié d'incroyable par les deux hommes qui s'émeuvent et s'enthousiasment de ce passé anti-héroïque inscrit dans la légende familiale. Récit d'une époque révolue, celui des guerres, du Grand Empire et d'un pays encore armé.

Que dit le film de la place de ses personnages dans un ordre mythique à travers ce récit enchâssé ? Filant le geste du récit d'Hiroharu, le film enregistre, malaxe et dépose la mémoire de ces témoignages, de ses personnages, les inscrivant à leurs tours dans un ordre généalogique édifiant, en négatif, où tout bien implique sa part maudite (l'homme et la femme – Promethée et Pandore, la jeunesse et la vieillesse, l'abondance et la peine, le bonheur et le malheur), où la justice et la démesure s'offrent comme deux impératifs moraux entre lesquels il faut choisir : celle d'une vie vertueuse, laborieuse, humble, en cela digne d'être estimée et célébrée ou celle d'une vie facile guidée par l'avarice, l'orgueil et la paresse et ainsi vouée à l'opprobre et à l'oubli.

Au poète qui, dans la tradition grecque, détenait l'art divinatoire d'invoquer les temps immémoriaux, l'âge d'or et la généalogie des races, se substitue un tandem de réalisateurs qui, par l'objectif et le micro, composent à quatre mains le livre d'heure des simples, la longue mélopée tissée sur place à partir de la collecte des faits et gestes d'une communauté - éléments documentaires, pour en faire autre chose, une œuvre hétérogène, fiction tournée dans l'inspiration et la nécessité impérieuse d'endiguer l'oubli et la mort. Sa vérité profonde réside dans ce travail d'inscription, de remémoration de la vie d'êtres non illustres, ces « vies minuscules » : elle rayonne dans son opacité, à rebours du style pompier d'un art au service de la cour ; elle met en lumière des êtres humains pris au milieu d'une nature infernale, c'est à dire sans début ni fin, inconciliable à moins d'être habitée, traitée sur un mode sacré, shintoïste, dont les réalisateurs prolongent le geste à travers une écologie du regard en somme, humble et magistrale, dont la médiation artistique est le credo à travers la reconstruction d'un réel épars.

Aux réalisateurs l'apanage d'avoir transformé l'essai en invitant Tayoko Shiojiri à élaborer avec eux ce poème, entreprenant un long et patient travail de fouille dans les entrailles de sa matière enregistrée pour en faire jaillir, au montage, stade de l'écriture, sa vérité cinématographique : celle d'un film psychopompe conducteur des ultimes vœux et pensées de Tayoko envers feu son mari voguant vers l'ultime contrée. Les réalisateurs songeaient-ils au mythe d'Orphée et Eurydice lorsqu'ils ont été sommés de mettre en boîte la fin de leur film dans des circonstances précipitées (qu'ils narrent dans le dossier de presse) ? Junji parti, Tayoko honore, reconstruit et puis va, sans se retourner. Le mythe se déconstruit à mesure que le réel cogne à la vitre. Et la voilà seule sur l'ultime scène de sa vie.

Dans un texte intitulé « Dans la lumière du mystère » paru dans l'ouvrage « Derrière la porte (Les secrets de famille au cinéma ») édité en 2001 par l'ACOR, Jean-Michel Frodon divise le cinéma en deux grandes tendances. « Tout documentaire se veut, d'une manière ou d'une autre, dévoilement. Il faut ce mixte d'enregistrement du monde dans ses quatre dimensions, d'intervention personnelle de celui qui procède à un enregistrement – pour lui-même ou pour raconter une histoire -, et de relation particulière à l'écran qu'instaure la projection, bref il faut les caractéristiques propres au cinéma pour qu'advienne ce phénomène singulier qu'est la présence immédiate du secret. C'est la trace du monde, la présence du monde mise en forme par la construction esthétique d'un artiste, qui produit le secret par essence du cinéma. Il y a deux types de films : ceux construits explicitement ou non sur une énigme, ceux-là croient à la vérité, et ceux qui renvoient à un mystère, ceux-là croient à la réalité. Les premiers posent une question et se font fort d'y répondre.

Tout autre est le mode de fonctionnement du cinéma fondé sur le mystère. Lui aussi peut accueillir le drame et l'humour, les histoires d'amour et les histoires de guerre. Mais toujours selon ce point de départ implicite : la complexité du monde excède les puissances d'explication dont se prétend doté celui qui fait le film, et il s'agit d'essayer de comprendre plutôt que d'illustrer une explication. Au passage, ni les histoires (« petites » ou Grande) ni les secrets n'ont disparu. Mais ils vivent là, au cœur des films ou dans leur marge, non pour être résolus, c'est à dire abolis, mais au contraire comme traces, symptômes et effets de la complexité du monde. Ces films sont ceux qui savent qu'il y a de l'invisible dans le visible (sinon, on est dans l'obscénité publicitaire), qu'il y a du non-perçu chaque fois qu'on montre, du caché chaque fois qu'on explique. Cela ne dispense pas d'affronter le monde, de lui faire face, physiquement et intellectuellement. Cela n'exclut pas qu'une vérité puisse être croisée au passage. Mais la force de ces films tiendra à leur manière de rendre contingent, selon mille procédures, le jeu de ce mécanisme de révélation. Seul le mystère, finalement, signe la présence d'une œuvre importante de cinéma, et seule la profondeur du mystère, et les échos qu'elle suscite, permet d'évaluer la qualité artistique d'une œuvre de cinéma. »

Ce film à la croisée des gestes artistiques se regarde comme il s'est écrit, comme un chemin se formant à mesure qu'il s'arpente, sans destination préétablie, « sans maquette ni story-board » sinon quelques « notes éparses » écrites et improvisées comme le jazz. Ainsi parmi les riches occurrences musicales qui jalonnent la partition sonore se trouvent quelques morceaux de jazzmen tels que Bill Evans, Joe McPhee ou Kenny Wheeler. Cette « partition » s'écouterait volontiers comme un film en soi et il serait assez heureux de pouvoir assister à une seconde séance pour le simple plaisir de l'écoute. Un autre voyage au moins aussi passionnant se déroulerait. Cette bande originale, passionnante en soi, est une ode à la contemplation, au temps qui s'étire, à rebours de toute tradition ampoulée et spectaculaire, qui viendrait abonder ou coincer le récit et le regard. Là encore, l'on revient à l'opposition entre les lignes du récit, du destin et la question du temps. Pas de temps linéaire mais une constellations d'infinités : le son est là pour démentir l'image, la faire suer, celle-ci lorgnant davantage du côté de la mort que de la vie, au mieux elle procéderait d'un art ancestral de l'embaumement. Tandis que les plans montrent la claustration des paysages et des êtres, le son semble les en libérer, fluidifiant, intensifiant la vie empêchée.

C'est Tayoko qui, assignée au chevet du malade, se donnant corps et âme à ce sacerdoce, reprend son souffle à travers une parole qui, ainsi proférée vient écarter la malédiction d'un mariage échoué et de non-dits vécus comme une faute. Une sorte de permission, au sens militaire du terme. Une mise en suspens. Le film capte et l'écho des larmes de Tayoko et l'écho hétérogène de la vallée, pris ensemble dans une ample cartographie sensorielle dont les ondes tour à tour se mêlent et se démêlent comme si le film se faisait l'électrocardiogramme de l'infime, du proche au lointain. C'est à l'aide de tous les instruments possibles qu'Anders Edström et Curtis W. Winter engrangent les matériaux de leur film : appareil photo, caméra, microphones, musiques électroacoustiques en sus. Tandis que le néophyte y verrait en premier lieu une œuvre inaccessible car trop pointue du fait de ces références, ce film relève au contraire d'une probité absolue empruntant d'ailleurs le chemin ouvert par le tandem Straub / Huillet plutôt qu'au geste pop d'un Godard depuis sa quincaillerie iconodoule. Il s'agit d'une entreprise de connaissance aux confins de l'art et des sciences humaines au stade de leurs « dernières » trouvailles en la matière. À rebours de l'aspect inabordable que ces dernières renvoient, ces recherches se rapprochent au contraire au plus près de la matérialité la plus partagée : celle de l'expérience humaine prise dans des contraintes historiques (ces dernières restant toujours à interroger par tout un chacun autant que par les experts pour peu qu'un accès soit rendu possible).

À l'artiste revient la mise en forme de ses intuitions par le biais de simulacres, d'un « micro-rendu de la rumeur du monde, qui met le film à l'extrême-présent de l'indicatif, le décline à l'extrême-concret » pour reprendre les termes de Michel Chion dans l'article intitulé « Révolution douce… / … et douce stagnation » (Théories du cinéma VII, Petite anthologie des Cahiers du cinéma, Le son a changé l'image). Ce fut là l'un des beaux soucis de Curtis W. Winter : s'immerger dans la matière sonore avant d'en extraire la sève par un long et patient travail de réalisation effective, empruntant qui, au compositeur Alvin Lucier, l'homme de la propagation sonore, des frictions, des reliefs et des gongs rituels (le monde comme une matrice sonore), qui, aux méditations d'Eliane Radigue avec ses sons continus, peuplant ce film de fantômes perceptibles aussi à travers les spectres sonores qui le traversent. Se faisant, il est loisible de prolonger la vision de « The Works and the Days » au-delà du temps de la projection, d'en continuer le voyage à travers la découverte de ces artistes-chercheurs d'or avec qui le film chemine. Ainsi d'Anthony Schmaltz Conrad, dit Tony Conrad, dont le travail méconnu devrait pourtant interroger chaque programmateur de salles culturelles ou encore d'un Phill Niblock et son travail sur la notion de réalité d'un environnement et sa reconstitution dans l'espace muséal.

Dans le même esprit, la présence du morceau « Pipe Dreams » de Jane Mary Leach ajoute encore de la hauteur à la portée verticale du chant humain que ce film donne à entendre. Le travail de cette compositrice sur la « physicalité du son », le timbre, la texture, la superposition, les interférences renvoient là aussi à une concrétude traversée par le sacré (elle conçoit pour l'œuvre de Monteverdi une vive admiration) : le son change en fonction de l'environnement où il s'exprime ; il est un effet de celui-ci... de même que la couleur qui n'existe pas en soi pourrait-on ajouter, sinon comme un rendu, à la fois « indice de réalisme et marque de l'imaginaire » (Steve Neale, « Cinema and Technology » , cité par Michel Chion, dans l'article mentionné ci-dessus). Il en va d'une remise à plat, d'une sorte de tabula rasa que la présence d'Anton Webern au casting de la bande originale rend manifeste. De ce continuum audio-visuel tenu qui ne cherche pas à s'imposer comme un méta-cinéma revenu de tout, nous sortons éblouis qu'il fasse si bien mentir les plus funestes assertions proférées par quelques faux prophètes quant à la mort du cinématographe.

Taillé sur-mesure dans la roche du temps pour en faire surgir la forme, « The Works and the Days » embrase la matière, l'anoblie, l'augmente. Né d'une humaine curiosité pour le proche et le lointain et d'impératifs autant spirituel, poétique que fraternel et même filial, Anders Edström et Curtis W. Winter, guidés par leurs amis, personnages, acteurs mettent à l'eau rien de moins qu'un beau navire-cinéma à feu leur ami Junji pour son ultime voyage et laisse la part belle au spectateur. À lui, revient d'en instruire la portée, pour peu qu'il puisse le découvrir dans les conditions ad hoc... Vivement le prochain opus !

Aubaine   
Singularité du film    
De quel côté de la vie ou de la mort sommes-nous…    
Plus tôt…
Déclencher, révéler, fixer la trace…
Junji Shiojiri, personnage subliminal
Quelque chose qui pourrait arriver
Album de famille
Cinq chapitres scandés par cinq haïkus
Savoir rester à sa place
Le temps de s'éveiller avec le jour
Un lieu de passage
Ligne de temps, ligne de vie emmêlées
Strates
Le film déroule, le temps s'enroule
Vallée sempiternelle
Descendante de Mnémosyne
Il y a un orage…
Un chœur antique et animiste
Labeur
Érosion
Mélancolie
Le cinéma comme un ensorcellement
Le récit d'Hiroharu
La place des personnages
Reconstruction d'un réel épars
Seule
Dans la lumière du mystère…
…la complexité du monde
Le son est là pour démentir l'image
Cartographie sensorielle
S'immerger dans la matière sonore
Continuum audio-visuel
Taillé sur mesure